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Perdu dans la forêt

perdu dans la forêt Léna h. Coms
perdu dans la foret femme reflet fond blanc

Perdu dans la forêt, pièce pour deux acteurs (conte désenchanté) en douze chapitres sur le thème de la nature, de l'écologie, de l'animus/anima et des mythes.

Lena h. Coms / Naos (pièce écrite en 2011 par léna h. Coms), dans les petits papiers de Naos pour plusieurs déclinaisons scénographiques.

dramaturgie, costumes et décor : The Grunge fairy

PARTIE I : S’EXPLIQUER LE DÉPART


 

I * HOMME

 

— Dix-sept kilomètres ! Dix-sept kilomètres ! C’est comme ça que je me suis perdu. C’est comme cela que j’ai commencé à me perdre. Non pas dix-sept simples kilomètres… mais bien dix-sept mille kilomètres ! J’ai marché, longtemps marché, jusqu’à me perdre… Comme ça, comme un appel. Un jour que j’étais devant ma maison, j’ai été appelé. Les routes m’appelaient ! C’était le sentier qui appelait mes pas. J’étouffais, j’asphyxiais de ne sentir pas la forêt. Il me fallait marcher… Marcher, sans relâche marcher. Les murs de ma maison étaient devenus une prison, le toit sombre que j’avais pourtant construit de mes mains, semblait à tout moment s’effondrer… Et moi m’effondrer avec lui. J’étais paysan ou bien bûcheron ; j’étais pêcheur ou bien voleur, je ne sais plus, ce que je sais c’est que je n’étais pas moi-même… Allais-je seulement le savoir en marchant, en me perdant ? Tout cela est moins sûr, mais j’allais prendre le risque de me perdre pour me trouver.

Les premiers milliers de kilomètres furent faciles. Tout me semblait familier. Je me rendis compte que partout où j’allais, partout n’était que mes semblables, des gens pareils à moi, des paysans, des bûcherons, des pêcheurs ou des voleurs… Tous vivaient sans se poser plus de questions, guidés par le quotidien et le labeur à effectuer dans la peur du lendemain.

Moi qui n’avais jamais quitté mon village, tout juste avais-je été au village le plus proche – à cinq kilomètres – comment m’expliquer que soudain j’ai eu envie de voir la forêt ?

De la forêt, il y en avait bien par chez moi, le Bois, le petit Bois. Celui-là je le connaissais. Mais ce sont les autres, ceux que je ne connaissais pas que j’ai eu envie de voir. Ceux que je ne connaissais pas.

J’ai soudainement eu envie de me perdre dans l’odeur de sapin, de résine et de terre ; que ma vue s’abîme dans les clairières de lumières ou dans les sombres bosquets ; que mes oreilles soient aux aguets du moindre craquement de feuilles, du moindre animal glissant dans les fougères.

Tout cela, je croyais déjà le connaître. Il y avait un petit bois par chez moi. Mais il me fallait tout oublier. Ce que je croyais connaître, je ne le connaissais pas.

Il faut oublier de croire. Il faut tout oublier, arrêter de croire et vivre vraiment…

C’était alors les idées qui me traversaient. Et pourtant je n’ai jamais été grand sage ou grand philosophe, vous auriez pu demander à ma mère, elle vous l’aurait dit. J’étais devant ma maison quand tout me parut étroit : ma maison, mes vêtements, la terre qui s’étendait devant moi, elle semblait m’appeler. Elle me disait « Allez viens, viens ! Laisse pour moi ta vie de misère, quitte tout ce que tu crois avoir pour moi, viens, viens me découvrir, ôter un à un mes vêtements de forêt qui sentent le bois qui craque et la terre mouillée… » Elle me parlait comme ça, comme une femme sorcière. Et j’y suis allé comme ça vers elle, dans ma pauvreté de l’instant. J’avais de vieux vêtements déjà usés et de vieux souliers que je n’ai plus. Elle me disait « Viens tel que tu es, je te ferais riche d’un trésor que les autres n’auront jamais, et avec mon alliance, tu en seras le seul coffre ». Pensez donc, moi qui n’ai jamais rien eu que ma vieille cabane, l’appel des terres, ça ne se refuse pas…

Les dix-sept premiers kilomètres, les souliers ont tenu. Les dix-sept autres aussi… Les mille autres encore. Mais après, après, je me suis retrouvé les pieds nus, sans rien pour cacher la nudité de mes biens, ils étaient là, offert à l’air libre et à la terre, à ses caresses et à ses blessures. Sans rien pour me cacher d’elle, nous étions enfin à égalité, chacun n’ayant rien à cacher, sans autre protection que nous-mêmes, notre chair, chair des forêts ou chair organique… Souffrant, peinant, en corps à corps.

 

 

I * FEMME

 

— C’était une nuit. Je ne dirais pas une nuit de pleine lune, parce que ce n’était pas le cas. C’était une lune gibbeuse, elle brillait fort, c’est vrai, mais elle n’était pas pleine. On dirait trop facilement que les nuits de pleine lune rendent fou. Je n’étais pas folle. J’ai été appelé, c’est tout. Elle m’a dit de laisser ma vie où elle était et de la suivre… Je n’ai pas eu le choix, je n’ai pas cherché à comprendre, c’était comme ça, je n’aurais pas eu le choix.

Je ne sais pas combien de temps j’ai marché, et je marche encore, mes pas avancent avant moi, ils marchent pour moi, ce n’est pas moi qui les guide. J’avance comme ça, guidée par l’inconnu. Je ne sais pas s’il est un bon guide, je ne sais pas si c’est pour mon bien ou mon mal, ou peut-être indifféremment du bien ou du mal… Je ne sais rien et ne cherche pas à savoir.

Je me laisse guider, c’est tout.

PARTIE II : LES PREMIÈRES CRAINTES

 

 

II * HOMME

 

— Je suis arrivé si loin que j’ai peur de ne pouvoir revenir en arrière. J’ai marché si longtemps… Je ne me suis pas demandé si j’avais mal aux pieds, sinon je me serais arrêté, je n’aurais pas continué de marcher. Mais je voulais voir, quelque chose en moi voulait voir. Il fallait que je marche, que je continue de marcher. Malgré moi, mes pieds avançaient, continuaient de marcher. J’étais un fantôme errant. N’importe qui m’aurait vu, m’aurait pris pour un fantôme. Mais je n’ai rencontré personne. Les bêtes seulement, fuyaient sur mon passage. J’ai bien dû parcourir des milliers de kilomètres. Qu’est-ce que c’est des milliers de kilomètres quand on est comme un fantôme, errant, perdu. Car il faut bien le dire, maintenant, je suis perdu. Et j’ai peur. Oui, j’avoue, j’ai peur. Maintenant, à l’endroit ou je suis je suis perdu et j’ai peur. D’ailleurs, je ne sais même pas où je suis, et cela m’effraie davantage. Toutes mes craintes ressurgissent, me culpabilisent… Je me sens rongé par la culpabilité. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas de quoi je suis coupable, mais je crois que je le suis. J’ai dû commettre une faute dont je n’ai pas la mémoire, ou bien je porte la faute d’un autre et cela me ronge. Cela me force à avancer sans raison, à fuir.

 

 

II * FEMME

 

— La nuit va tomber…

La nuit tombe…

La nuit va m’envelopper, m’étouffer, me noyer…

La nuit est un drap de velours, une lourde panne de velours…

Une caresse de mort.

La nuit est lourde comme un manteau trop lourd.

La nuit est une barque vers le dernier matin.

La nuit est le dernier fleuve de ma vie.

La nuit me fait peur, et j’ai froid et je tremble. Ma robe est mouillée par les brumes obscures. Il fait si noir que c’est tout comme si j’étais aveugle… J’ai l’impression d’être né aveugle. La nuit s’est posée sur mes yeux comme un bandeau de velours épais. Bientôt il y a tant de tissus que je me prends les pieds dedans et je tombe. La chute me cause des égratignures et je sens le sang couler… Je suis une fontaine de sang, ça ne veut pas s’arrêter. Je dois être rouge maintenant, auparavant ma robe était blanche, elle doit être rouge à présent, mais il fait nuit noire et je ne vois rien.

PARTIE III : MARCHER, S’ARRÊTER

 

III * HOMME

 

- Cent-soixante-dix-mille kilomètres, j’ai bien dû faire ça. Du moins je crois, c’est ce que j’ai estimé, car maintenant, là où je suis, tout est bien différent. Je ne reconnais rien. J’ai du mal à compter, mais je dois bien me rapprocher des cent-soixante-dix-mille kilomètres… C’est bien plus que ce que j’ai bien pu apprendre à l’école. Je n’en ai jamais appris autant. Je n’ai pas été longtemps à l’école. Il a fallu que je travaille, pour gagner ma vie. Je n’ai pas appris à compter autant. Pourtant le bois, c’était mon métier, je crois que j’étais bûcheron, j’ai dû en couper des troncs, en planter des arbres… mais je ne reconnais rien de ce que je vois, tout me semble nouveau et étrange, pourtant, tout ceci doit bien sembler familier à ceux qui vivent ici, comme mes forêts doivent sembler étrangères à ceux qui vivent dans ces contrés que je ne connais pas. L’étranger est un étranger pour l’autre, et son pays tout autant. Parfois, j’ai l’impression d’être un étranger pour moi-même. Je ne me connais plus. Je ne suis plus sûr de ce que je pense. Je ne sais plus bien qui je suis, quand je rencontre un ruisseau pour m’y désaltérer, j’ai l’impression de ne plus m’y reconnaître, c’est un autre que j’aperçois, un inconnu qui me dévisage… Ce visage changé, cette barbe, ce n’est pas le mien, ces traits, ce ne sont pas les miens, ce n’est pas moi. Et puis il me semble qu'il y a derrière moi, derrière mon dos, en fait, derrière le dos de cet inconnu, comme une ombre, une présence lourde et sombre. Le poids du remord. La faute. Et ça m’empêche de dormir. Alors je marche pour l’oublier et la fuir… Et je ne dors plus, je marche jours et nuits.

Je me suis fabriqué des souliers avec des écorces trouvées, des lianes, des lierres… Et puis je les ai usés aussi. Je me suis de nouveau retrouvé les pieds nus et noirs. Mais il fallait me les cacher, je ne supportais plus de les voir.

Là, il faut que je me repose, je n’en peux plus, tant pis si les bêtes sauvages me dévorent. Et la nuit commence à tomber, encore, une nouvelle fois… Toujours, cela ne s’arrêtera-t-il jamais ? C’est ainsi, c’est sans fin. Toujours un jour, toujours une nuit. C’est maintenant la pénombre, je n’aime pas la pénombre, c’est un moment incertain où les angoisses se font plus grandes encore, immenses comme des ombres, mille ombres au-dessus de moi. Un ciel lourd de suspicion, alors j’étouffe, il me fait étouffer. Je me sens faible et écrasé. Je comprends ces peuples lointains qui craignaient la chute du ciel sur leur tête, et même là, s’il ne pleut pas, je crains que cette obscurité me tue. Elle pourrait m’étrangler par surprise, là, comme ça, alors que je me repose un instant. Il me faut souffler, tant pis… Je dois souffler un instant…

Dans la pénombre, ces arbres sauvages semblent des buissons bien taillés, ces sentiers que l’on devine tracé par quelques bêtes fauves, des allées bien rangées, taillées au carré. Ce sont autant de chemins, autant de routes qu’il faut choisir. Et si l’on ne choisit pas assez vite, la forêt nous prendra comme l’un de ses arbres. Tous ces buissons… ces arbres que l’on voit, – je ne sais plus – ne sont que de pauvres ères comme moi. Voilà deux chemins qui s’offrent à moi, je ne sais lequel choisir. Il faut faire vite, il faut choisir !

 

 

III * FEMME

 

— Si tu passes ce jardin, tu ne reviendras jamais.

D’ailleurs, ce n’est pas un jardin, c’est une forêt.

Ce n’est pas un lieu sûr, c’est l’endroit où se perd ton âme.

Ce n’est pas le commencement, c’est l’endroit où tout s’achève.

Tout, absolument tout !

Puisque tout est si frêle, sauf la forêt qui me dévore, sauf les plantes aux racines énormes, sauf les bêtes qui me scrutent pour ma chair encore tendre…

Dois-je continuer de marcher, ou m’arrêter ?

Je ne reviendrais jamais, qu’importe, on ne revient jamais d’où l’on vient, et si on le fait, on ne revient jamais tel qu’on est parti, on est changé, on est plus le même.

Rien ne sert donc de rester. Tu le sais bien…

Impossible de l’ignorer :

Si tu passes ce jardin, tu ne reviendras jamais.

D’ailleurs, ce n’est pas un jardin, c’est une forêt.

Ce n’est pas un lieu sûr, c’est l’endroit où se perd ton âme.

Ce n’est pas le commencement, c’est l’endroit où tout s’achève.

Tout, absolument tout !

Tout…

PARTIE IV : SCRUPULES ET CHÂTIMENTS

 

IV * HOMME

 

— Désormais, j’ai bien dû parcourir un million de kilomètres, peut-être un million sept-cent mille. Un million sept cent mille. Désormais je dois m’arrêter même si des spectres aux ongles acérés me griffent le dos et me forcent d’avancer. Je ne sais pas ce que j’ai fait. Je ne sais toujours pas ce que j’ai fait… Ou ce qu’ils ont fait, cette faute inconnue que je porte. Mes pieds commencent à saigner, mes chaussures trop usées ne tiennent plus à mes pieds, je dois continuer à pied, mes ongles même sautent… je n’ose plus regarder mes pieds. Ils me font horreur. Ce sont des monstres à mes pieds, ils sont en sang, griffés, coupés, noir de saleté et d’infections que je ramasse çà et là. Ils sont l’horreur de mon âme, mon reflet, mon miroir. J’ai peur d’être ce que je vois, et je ne peux me voir en entier, je n’ai pour aperçu de moi-même que le reflet traître de l’eau qui me renvoie à cet inconnu, et ces pieds, ces immondes visions. Bientôt ils vont pourrir et m’empoisonner, ça ne saurait tarder… Mais ce n’est pas encore le cas, ils sont juste hideux, tant qu’il en est ainsi, je dois continuer de marcher.

J’ai mal au dos, je suis sûr que dans mon dos sont des griffures… Les arbres, les branches, que sais-je, les harpies… Ce sont des griffures profondes qui vont jusqu’au cœur.

 

Je ne dois pas m’arrêter, me reposer, m’endormir. Ici, les bois ne sont pas sûrs et je risquerais de me faire dévorer par quelque bête qui passe. Je ne dois pas dormir… Je ne dois pas dormir… Je ne dois pas dormir… Il ne faut pas…

 

 

IV * FEMME

 

— Assez ! Plus de bruits, plus aucun bruit, plus rien que le néant.

Je ne veux plus de ces bruits, de ces cris, de ces chuchotements, ces murmures… On dirait que la forêt se renvoie un secret que je ne peux comprendre, que je ne dois pas comprendre. J’en ai assez de ces murmures à mes oreilles. Ne pourrais-je pas comprendre une fois pour toutes, une seule fois, ce qui se dit.

Je suis là aux aguets, je suis lasse, j’attends de voir ce qui va arriver, j’ai peur, je tremble, je reste les quatre sens en éveille afin de deviner ce qui va arriver, de comprendre, de surprendre le futur. Mais c’est un brouillard qui m’étrangle dans sa folie.

Avoir peur ne servirait à rien, il faut quand même avancer, ne pas se poser de questions, avancer coûte que coûte, que faire d’autre ?

Mon âme n’est plus tout à fait mienne. Mon corps se mue en une enveloppe vide. Peut-être derrière moi sont semées, tels des cailloux, les peaux mortes de mon âme sur lesquelles les monstres-spectres se jettent comme des vautours. Il n’y a plus de chemin de retour. Mes pas effacent en marchant les traces de la route parcourue.

Le jour va venir…

Il va falloir assumer la nuit.

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