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Fragments, exposition collective avec le collectif Dire Autrement, Fleury, 24-25 mai 2025.
Abysses, exposition collective avec le collectif Dire Autrement, La Bouée, Cherbourg, 2026.
Isabelle et le pot de basilic
Inspirée par le Décaméron de Boccace, Isabelle est un personnage dont la force se fait intérieure et discrète parmi une société - et ses proches - qui ne la comprennent pas. Seule une servante permet d'adoucir sa peine en lui permettant d'emporter la tête de l'amant à pleurer. Les êtres chers deviennent parfois des plantes. Réincarnation ? "Décollation masquée" ? Peut-être...

Isabelle et le pot de basilic, acrylique sur toile, 70x100cm, 2010 (disparu dans un incendie en 2021)
Cette histoire est tirée du Décameron (IV,5)
Isabella est une jeune fille qui doit être mariée selon le désir de ses parents à un noble de haut rang propriétaire d'une grand oliveraie, mais elle tombe amoureuse de Lorenzo. Ses frères, quand ils apprennent la nouvelle, poursuivent jusqu'à la mort le jeune homme et l'enterre. Le fantôme de Lorenzo vient informer Isabella de son infortune et elle décide de déterrer la tête pour la mettre dans un pot de basilic dont elle va prendre le plus grand soin.
"Les frères de Lisabetta tuent l’amant de celle-ci. Il lui apparaît en songe et lui montre l’endroit où il est enterré. Elle le retrouve, lui coupe la tête et l’enterre dans un pot de basilic sur lequel elle ne cesse de pleurer. Ses frères lui enlèvent le pot de basilic, et elle meurt peu après de chagrin."
La nouvelle d’Elisa finie, et le roi l’ayant fort louée, ordre fut donné à Philomène de conter à son tour. Celle-ci, encore toute remplie de compassions pour le malheureux Gerbino et pour sa dame, poussa un soupir d’attendrissement et commença ainsi : « — Ma nouvelle, gracieuses dames, ne parlera pas de gens d’aussi haute condition que ceux dont Elisa vous a raconté les malheurs, mais elle n’en sera pas moins touchante. C’est en entendant prononcer, il y a peu d’instants, le nom de Messine, que je me suis rappelé l’endroit où se passa le triste événement dont je vais vous entretenir.
« Il y avait donc à Messine trois jeunes frères, tous trois marchands, et restés très riches après la mort de leur père, lequel était de San Gimignano. Ils avaient une sœur appelée Lisabetta, jeune fille fort belle et de bonnes manières, qu’ils n’avaient pas encore mariée, bien qu’ils en eussent trouvé l’occasion. Les trois frères avaient aussi dans leur maison de commerce, un jeune Pisan nommé Lorenzo, qui conduisait toutes leurs affaires. Ce jeune homme était très beau et très agréable de sa personne, et Lisabetta l’ayant vu plusieurs fois, il arriva qu’il lui plut extraordinairement ; de quoi Lorenzo ayant fini par s’apercevoir, il se mit aussi, ses autres amours étant laissées de côté, à lui consacrer toutes ses pensées. Comme ils se plaisaient également l’un à l’autre, la besogne alla si vite, qu’il ne passa pas longtemps sans qu’ils se fussent assurés de leurs sentiments et sans qu’ils eussent fait ce que chacun d’eux désirait le plus. Ils continuèrent à se voir, prenant tous deux beaucoup de bon temps et de plaisir ; mais ils ne surent pas faire si secrètement, qu’une nuit que Lisabetta était allée dans la chambre où couchait Lorenzo, l’aîné de ses frères l’aperçut sans qu’elle le vît. Le frère, en homme prudent, bien que ce qu’il avait découvert lui causât grand ennui, et mu par un sentiment d’honneur, attendit jusqu’au matin sans rien témoigner ni rien dire, et roulant dans son esprit toutes sortes de pensées. Le jour venu, il raconta à ses frères ce qu’il avait vu pendant la nuit entre Lisabetta et Lorenzo. Après en avoir longuement délibéré ensemble, ils résolurent, pour qu’il n’en rejaillit aucun déshonneur sur eux et sur leur sœur, de tenir la chose secrète et de feindre jusqu’à ce que le moment propice se présentât où ils pourraient, sans dommage et sans danger pour eux, écarter de devant leurs yeux cette honte avant qu’elle allât plus loin. Dans cette disposition d’esprit, ils continuèrent à rire et à plaisanter comme d’habitude avec Lorenzo, et, un jour, ayant fait semblant d’aller tous les trois hors de la ville pour une partie de plaisir, ils l’emmenèrent avec eux. Parvenus en un lieu reculé et tout à fait désert, et voyant le moment propice, ils tuèrent Lorenzo qui ne se défiait de rien, l’enterrèrent de façon que personne ne pût s’en apercevoir, et revenus à Messine, répandirent le bruit qu’ils l’avaient envoyé quelque part pour une affaire, ce qui fut cru facilement, attendu qu’ils avaient l’habitude de l’envoyer souvent dans les environs.
« Lorenzo ne revenant pas, et Lisabetta en ayant demandé plusieurs fois et instamment des nouvelles à ses frères, comme quelqu’un à qui cette absence était fort pénible, il arriva qu’un jour où elle renouvelait sa demande, un de ses frères lui dit : « — Que veut dire ceci ? Qu’as-tu à faire de Lorenzo, que tu nous demandes si souvent de ses nouvelles ? Si tu nous en demandes encore, nous te ferons la réponse qu’il convient. — » Sur quoi la jeune fille, dolente et triste, craignant et ne sachant quoi, n’osait plus interroger. Elle appelait souvent son amant pendant la nuit et le suppliait de revenir, et parfois se plaignait avec force larmes de sa longue absence, et, sans se consoler un instant, attendait toujours. Il advint qu’une nuit qu’elle avait longtemps gémi sur Lorenzo qui ne revenait pas, et qu’elle s’était endormie en pleurant, Lorenzo lui apparut en songe, pâle et tout défait, les vêtements déchirés et ensanglantés ; et il lui sembla qu’il lui disait : « — Ô Lisabetta, tu ne fais que m’appeler ; tu t’attristes de ma longue absence, et tu m’accuses de cruauté par tes larmes, sache donc que je ne peux plus revenir ici, car le dernier jour que tu me vis, tes frères m’ont tué. — » Et lui ayant désigné le lieu où ils l’avaient enterré, il lui dit de ne plus l’appeler et de ne plus l’attendre, et il disparut.
« La jeune fille s’étant réveillée, et ajoutant foi à sa vision, pleura amèrement. Le matin venu, ne voulant rien dire à ses frères, elle résolut d’aller à l’endroit indiqué et de voir si ce qui lui était apparu en songe était vrai. Ayant obtenu la permission d’aller se promener un peu hors de la ville en compagnie d’une servante, qui avait été autrefois au service de sa famille et qui savait tous ses secrets, elle se rendit le plus vite qu’elle put à l’endroit susdit, et là, après avoir enlevé les feuilles sèches qui y étaient, elle creusa à la place où la terre lui paraissait le moins dure. Elle ne creusa pas longtemps sans trouver le corps de son malheureux amant qui n’était encore en rien défiguré ni corrompu, par quoi elle reconnut manifestement que sa vision avait dit vrai. Bien qu’elle fût la plus désespérée des femmes, elle comprit que ce n’était pas le moment de se lamenter. Si elle avait pu, elle aurait emporté le corps tout entier pour lui donner une sépulture plus convenable ; mais voyant que cela ne se pouvait pas, elle coupa du mieux qu’elle put la tête avec un couteau, l’enveloppa dans un linge, et après avoir rejeté la terre sur le reste du corps, elle la mit dans le tablier de sa servante. Alors, sans avoir été vue par personne, elle quitta ces lieux et revint chez elle. Là, s’étant enfermée dans sa chambre avec cette tête, elle pleura si longuement et si amèrement sur elle, lui donnant partout mille baisers, qu’elle finit par la laver avec ses pleurs. Elle prit alors un grand et beau vase, de ceux dans lesquels on plante la marjolaine et le basilic, et y plaça la tête de son amant enveloppée dans un drap fin ; puis elle la recouvrit de terre dans laquelle elle planta quelques pieds d’un très beau basilic de Salerne qu’elle arrosait uniquement d’eau de rose ou de fleur d’oranger, ou bien de ses larmes.
« Elle avait pris l’habitude de se tenir constamment assise à côté du pot de fleurs et de le contempler avec tendresse, comme si son Lorenzo y eût été enfermé. Quand elle l’avait bien regardé ainsi, elle se penchait sur lui et se mettait à pleurer longuement jusqu’à ce que le basilic se trouvât baigné de pleurs. Le basilic, tant par le soin continuel qu’elle en prenait, que par la fertilité de la terre engraissée par la décomposition de la tête qu’elle recouvrait, devint très beau et très odoriférant. La jeune fille continuant d’agir de la sorte, fut aperçue plusieurs fois par ses voisins qui en prévinrent ses frères, lesquels étaient tout étonnés de voir la beauté de leur sœur se flétrir à tel point que les yeux paraissaient lui sortir de la tête. « — Nous nous sommes aperçus — leur dirent les voisins — que chaque jour elle fait la même chose. — » Ce qu’entendant et voyant, les trois frères, après l’avoir plusieurs fois gourmandée en vain, firent enlever en cachette le pot de fleurs. La jeune fille ne le retrouvant plus, le réclama à plusieurs reprises avec de très vives instances, et comme on ne le lui rendait pas et qu’elle ne cessait de gémir et de répandre des larmes, elle tomba malade, et dans sa maladie, elle ne demandait pas autre chose que son pot de fleurs. Les jeunes gens s’étonnaient fort de cette demande et voulurent enfin voir ce que contenait ce pot. Ayant enlevé la terre, ils virent le drap et la tête qui était dedans, non encore assez rongée pour qu’à sa chevelure bouclée ils ne pussent reconnaître que c’était celle de Lorenzo. De quoi ils s’étonnèrent beaucoup et craignirent que cette aventure ne vînt à se savoir. Ils enterrèrent la tête sans rien dire, et après avoir tout ordonné pour leur départ, ils quittèrent Messine et s’en allèrent à Naples. La jeune fille ne cessant de se plaindre et demandant toujours son pot de fleurs, mourut en se lamentant ; et ainsi se termina sa mésaventure d’amour. Au bout d’un certain temps, cette histoire ayant été connue de beaucoup de gens, quelqu’un composa cette chanson que l’on chante encore aujourd’hui, c’est-à-dire :
[la chanson, en dialecte sicilien et traduite d'après un manuscrit du quatorzième siècle, était connu de beaucoup de monde à l'époque. Boccace n'en donne que les trois premières lignes]
Quel est le mauvais chrétien
Qui m’a dérobé le pot de fleurs
Où était mon basilic de Salerne !
Il avait poussé avec vigueur.
C’est moi qui le plantai de ma main
Le jour même de ma fête
Qui vole le bien d’autrui, commet une lâcheté.
Qui vole le bien d’autrui, commet une lâcheté,
Et le péché est très grand.
Ô malheureuse ! qui m’étais
Semé un pot de fleurs ?
Il était si beau, que je m’endormais à son ombre.
Tout le monde me l’enviait ;
Il m’a été volé, et devant ma porte.
Il m’a été volé, et devant ma porte :
Et j’en ai été très douloureusement affligée.
Malheureuse ! que ne suis-je morte.
Moi qui m’y étais si chèrement attachée !
C’est seulement l’autre jour que je fis mauvaise garde,
À cause de messire que j’aime tant.
Je l’avais tout entouré de marjolaine.
Je l’avais tout entouré de marjolaine
Pendant le beau mois de mai.
Je l’arrosais trois fois par semaine :
Aussi, je vis comme il prit bien.
Maintenant, il est certain qu’on me l’a volé.
Maintenant, il est certain qu’on me l’a volé ;
Je ne puis plus le cacher,
Si j’avais su d’avance
Ce qui devait m’arriver,
Je me serais endormie sur le seuil de ma porte, <poem> Pour garder mon pot de fleurs.
Le Dieu tout-puissant pourrait bien me venir en aide.
Le Dieu tout-puissant pourrait bien me venir en aide,
Si cela lui plaisait,
Contre celui qui s’est rendu si coupable envers moi.
Il m’a mis en peine et en tourment,
Celui qui m’a volé mon basilic.
Qui avait un si doux parfum.
Son parfum me ragaillardissait toute.
Son parfum me ragaillardissait toute,
Tant il répandait de fraîches odeurs.
Et le matin quand je l’arrosais,
Au lever du soleil,
Tout le monde s’étonnait,
Disant : D’où vient une telle odeur ?
Et moi : par amour pour lui, je mourrai de chagrin.
Et moi, par amour pour lui, je mourrai de chagrin,
Par amour pour mon pot de fleurs.
Si quelqu’un voulait me dire où il est,
Je le rachèterais volontiers
J’ai cent onces d’or dans ma bourse,
Volontiers je les lui donnerais,
Et je lui donnerais un baiser, s’il le désirait.
La nouvelle que Philomène avait dite fut très chère aux dames, pour ce qu’elles avaient souvent entendu chanter cette chanson et n’avaient jamais pu, même en questionnant, savoir quelle était la cause pour laquelle elle avait été faite.
Boccace, Le décaméron, livre V (et début du VI), traduction par Francisque Reynard, G. Charpentier et Cie, Éditeurs, 1884